samedi 5 janvier 2008

CE, 11 mai 1990, Bureau d'aide sociale de Blénod les Ponts-à-Mousson : 18 après, Vérité sur un arrêt qui n'a pas changé le monde

Résumé : L’arrêt Bureau d’aide sociale de Blénod les Ponts-à-Mousson a t-il changé la méthode du juge dégagée par l’arrêt UAP quant à la qualification d’un contrat entre deux personnes publiques ? Une partie de la doctrine, et pas la moindre, répond oui. Pourtant, il semble que rien n’est moins sur, cet arrêt semblant tenir une place surestimée dans l’histoire des critères retenus pour qualifier un contrat entre deux personnes publiques.


La jurisprudence, ou la doctrine qui la commente, recèle parfois des Mystères qui n’ont rien à envier à ceux des Anciens.
On en veut pour preuve le destin énigmatique de l’arrêt Bureau d’aide sociale de Blénod les Ponts-à-Mousson rendu par le Conseil d’Etat le11 mai 1990 .

Cet arrêt se place dans la problématique plus vaste de la qualification juridique des contrats conclus entre personnes publiques. Un retour en arrière semble inévitable pour comprendre les entrelacs et les chiasmes du malentendu. Dont acte.

Depuis l’arrêt du Tribunal des Conflits du 21 mars 1983 « UAP », il était acquis qu’un contrat entre deux personnes publiques devait être qualifié en principe de contrat de droit public : « un contrat conclu entre deux personnes publiques revêt en principe un caractère administratif ».

Une présomption d’administrativité du contrat était donc établie. Mais une présomption réfragable puisque le Tribunal précisait, pour relativiser la portée du principe : « sauf dans le cas où, eu égard à son objet, il ne fait naître entre les parties que des rapports de droit privé ».

Le Tribunal des Conflits mettait donc en place un raisonnement en deux temps :

la mise en avant du critère organique comme facteur premier de détermination de la qualification du contrat
la relativisation du critère organique par la prise en compte de l’objet du contrat. Objet qui renverse la présomption d’administrativité s’il fait naître des rapports de droit privé entre les parties

Enjambons allégrement les années à pas de Géant pour nous tourner vers un arrêt du Conseil d’Etat rendu le 15 novembre 1999, l’arrêt « Commune de Bourisp ».

Cet arrêt va venir infléchir la position du Tribunal des Conflits issue de l’arrêt UAP.

Infléchir seulement, car le dispositif prévu par UAP demeure. Le considérant de principe est à cet égard sans ambiguïté : « Considérant qu’un contrat entre deux personnes publiques revêt en principe un caractère administratif, sauf dans le cas où, eu égard à son objet, il ne fait naître entre les partie que des rapports de droit privé ».

Toutefois, l’arrêt Bourisp marque une rupture avec l’arrêt UAP puisqu’il précise que, quand bien même l’objet du contrat ferait naître des rapports de droit privé entre les parties, le contrat peut tout de même être qualifié de contrat administratif en cas d’ « existence dans la convention de clauses exorbitantes du droit commun ».

Le Conseil d’Etat ajoute donc une troisième étape au raisonnement établi par le Tribunal des Conflits, celle de la recherche d’une clause exorbitante du droit commun.

L’existence d’une telle clause emporte la qualification du contrat de contrat administratif, même si l’objet du contrat fait naître des rapports de droit privé entre les parties.

On pourrait parler de nouveauté jurisprudentielle importante.

Las !!! L’arrêt Bureau d’aide sociale de Blénod les Ponts-à-Mousson surgit alors pour jeter une ombre sur l’interprétation de la portée de l’arrêt Bourisp.

En l’espèce, il s’agissait d’un contrat entre un OPHLM et un bureau d’aide sociale, soit deux personnes publiques.

Certains présentent l’arrêt Bourisp comme une confirmation de l’arrêt Bureau d’aide sociale de Blénod les Ponts-à-Mousson.

Quid de cette lecture ?

Commençons par dire que ce sont des Monuments du droit administratif qui présentent l’arrêt Bureau d’aide sociale de Blénod les Ponts-à-Mousson comme le précurseur de la prise en compte de la clause exorbitante du droit commun pour la qualification du contrat passé entre deux personnes publiques même si l’objet du contrat fait naître des rapports de droit privé entre les parties.

Ne nous dissimulons pas qu’oser la critique nous fait encourir la gravissime accusation d’hérésiarque.

Las. Engageons nous résolument sur notre chemin de croix.

On doit commencer ici par citer René Chapus selon lequel, « le Conseil d’Etat va voir (dans la convention) un contrat de droit privé, eu égard à son objet sans doute, mais non sans avoir marqué qu’elle ne comportait pas de clause exorbitante. C’est à dire que, dans cette affaire aussi, le juge qualifie la convention exactement de la même façon que si elle était intervenue entre une personne publique et une personne privée, et cependant non sans avoir pris soin de reproduire le considérant de principe de l’arrêt UAP ».[1]

De même, on peut évoquer l’incontournable recueil Lebon qui semble prendre parti pour une interprétation de l’arrêt Bureau d’aide sociale de Blénod les Ponts-à-Mousson comme faisant de la clause exorbitante du droit commun un élément entrant en compte pour la qualification du contrat passé entre deux personnes publiques. En effet, le célèbre recueil, dans les mots clés lui permettant de cerner les thèmes abordées par une jurisprudence, parle de clauses exorbitantes du droit commun.[2]
Précisons les mots clés retenus par le recueil pour l’arrêt qui nous intéresse : « Notion de contrat administratif. Nature du contrat. Contrats n’ayant pas un caractère administratif. Contrats ne concernant pas directement l’exécution d’un service public et ne contenant pas de clauses exorbitantes du droit commun (souligné par nous). Contrat conclu entre deux personnes publiques mais ne faisant naître entre elles que des rapports de droit privé. »

Toute le doctrine ne se range pas dans la camp de ceux faisant de l’arrêt Blénod les Ponts-à-Mousson l’arrêt précurseur de la prise en compte de la clause exorbitante du droit commun dans la qualification du contrat entre deux personnes publiques.

C’est ainsi que François Colly considère l’arrêt du Conseil d’Etat comme « une (…) application de la jurisprudence du Tribunal de Conflits, UAP contre Secrétaire d’Etat aux P et T ».[3]

De même, François Llorens, dans son commentaire de l’arrêt Bureau d’aide sociale de Blénod les Ponts-à-Mousson, a pu résumer la portée de la jurisprudence de la façon suivante : « un contrat conclu entre deux personnes publiques est présumé administratif. Mais cette présomption tombe s’il ne fait naître entre les parties que des rapports de droit privé. Tel est le cas d’un bail passé par un OPHLM avec un bureau d’aide sociale. »[4] En somme, une simple mise en œuvre de l’arrêt UAP.

Devant toutes ces interprétations et présentations, on se rend compte que le seul acteur que nous n’avons pas interrogé… est l’arrêt lui même !

Levons le rideau. Que le drame commence.

Revenons donc aux sources, c’est à dire à l’arrêt. La lecture est édifiante.

« Considérant qu'un contrat conclu entre deux personnes publiques revêt en principe un caractère administratif, impliquant la compétence des juridictions administratives pour connaître des litiges portant sur les manquements aux obligations en découlant, sauf dans les cas où, eu égard à son objet, il ne fait naître entre les parties que des rapports de droit privé ; (souligné par nous)
Considérant qu'aux termes de la "convention de location" passée le 20 avril 1976, l'Office public d'habitations à loyer modéré de Meurthe-et-Moselle a donné à bail au bureau d'aide sociale de Blénod les Ponts-à-Mousson pour une durée d'un an renouvelable, un ensemble de bâtiments moyennant une redevance fixée en fonction de la législation sur les HLM ; que l'article 6 de cette convention stipule que le bureau d'aide sociale a "la responsabilité entière et exclusive de tous les services ... fonctionnant dans les lieux loués" ; que, dès lors, eu égard à son objet, le contrat dont il s'agit n'a fait naître entre l'Office public d'habitations à loyer modéré de Meurthe-et-Moselle et le bureau d'aide sociale de Blénod les Ponts-à-Mousson que des rapports de droit privé (souligné par nous), et que la requête du bureau d'aide sociale tendant à obtenir la condamnation de l'office sur le fondement des stipulations dudit contrat ne ressortit pas à la compétence de la juridiction administrative ;Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le bureau d'aide sociale de Blénod les Ponts-à-Mousson n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Nancy a rejeté sa requête comme portée devant une juridiction incompétente pour en connaître ; »

On ne trouve aucune mention à des clauses exorbitantes du droit commun…
En l’espèce, le contrat conclu entre deux personnes publiques est qualifié de droit privé car son objet fait naître entre les parties des rapports de droit privé. Il y a donc renversement de la présomption d’administrativité due à la présence au contrat de deux personnes publiques.

La solution Bureau d’aide sociale de Blénod les Ponts-à-Mousson apparaît, dès lors, comme une simple application de l’arrêt UAP de 1983.

Par conséquent, il semble bien que c’est l’arrêt Bourisp qui introduit dans la jurisprudence administrative l’idée d’une prise en compte de la clause exorbitante de droit commun pour qualifier un contrat d’administratif alors même que son objet ferait naître des rapports de droit privé entre les parties.

Il nous reste, pour conclure, à essayer de comprendre pourquoi certains font de l’arrêt Bureau d’aide sociale de Blénod les Ponts-à-Mousson le précurseur de la prise en compte de la clause exorbitante du droit commun dans la qualification du contrat entre deux personnes publiques.

Le poids de René Chapus dans notre droit administratif et le rôle majeur du recueil Lebon expliquent sans doute ces méprises. On note que par leur seule renommée un arrêt somme toute classique a pu prendre vie et place parmi les jurisprudences qui innovent…

Mais sans doute existe t-il des raisons logiques à la mauvaise interprétation faite de la portée de l’arrêt Bureau d’aide sociale de Blénod les Ponts-à-Mousson.

Ces raisons tiennent essentiellement, nous semble t-il, aux conclusions du Commissaire du gouvernement, M. Hubert.[5]

En effet, le commissaire du gouvernement nous révèle que le tribunal administratif avait rendu un jugement qualifiant le contrat en cause en s’appuyant sur les notions de clause exorbitante du droit commun et d’exécution du service public.

En somme, le tribunal administratif a qualifié le contrat entre deux personnes publiques en fonction des critères applicables en cas de contrat entre une personne publique et une personne privée.

En faisant cela, le tribunal administratif se rattachait à une ancienne jurisprudence du Conseil d’Etat, l’arrêt d’Assemblée du 3 février 1942 « Commune de Sarlat »[6].

Dans cet arrêt Sarlat, le juge administratif détermine la nature du contrat passé entre deux personnes publiques en fonction du contenu du contrat (existence d’une clause exorbitante du droit commun) ou de l’objet du contrat (exécution du service public). La nature des contractants n’emportent pas une méthode de qualification différenciée des contrats passés entre personne publique et personne privée.

Mais le commissaire du gouvernement Hubert repousse un tel raisonnement, en relevant que « les termes du jugement et le terrain sur lequel se placent les parties ne sont pas les bons » depuis l’arrêt UAP qui vient poser des critères spécifiques à la qualification du contrat entre deux personnes publiques : « les critères traditionnels ne doivent plus s’appliquer lorsque les deux co-contractants sont des personnes publiques. »

Le trouble naît sûrement du fait de l’utilisation par le commissaire du gouvernement de la notion de régime exorbitant du droit commun par référence aux conclusions Labetoulle de l’arrêt UAP. Le commissaire du gouvernement Hubert rappelle en effet que « (Labetoulle) n’excluait pas que dès lors qu’un autre élément de droit public se manifesterait, par exemple la présence d’un régime exorbitant au sens de la jurisprudence du 19 janvier 1979, Société d’exploitation électrique de la rivière de Sant, la présomption puisse jouer de nouveau. »

Mais l’arrêt UAP ne tient aucun compte du régime du contrat et n’en fait pas un élément permettant d’empêcher la remise en cause de la présomption d’administrativité du contrat passé entre deux personnes publiques. L’existence de rapports de droit privé naissant du contrat passé entre deux personnes publiques permet de qualifier celui-ci de droit privé, le Tribunal ne dit pas que l’existence d’un régime exorbitant du droit commun permettrait de revenir à une qualification de contrat administratif. En clair, la position du commissaire du gouvernement Labetoulle n’a pas été suivie sur ce point.

La tentative du commissaire du gouvernement Hubert de faire prendre en compte le régime exorbitant du contrat dans la qualification de celui-ci ne sera pas non plus couronnée de succès. La Haute Assemblée ne fait aucune référence à la notion de régime exorbitant du droit commun (qui n’est pas synonyme de la notion de clause exorbitante du droit commun) dans le corps de l’arrêt et se « limite » au dispositif mis en place par l’arrêt UAP.

L’arrêt Bureau d’aide sociale de Blénod les Ponts-à-Mousson n’est donc pas l’arrêt précurseur de la prise en compte du critère de la clause exorbitante du droit commun dans la qualification du contrat entre deux personnes publiques.

Rendons à Bourisp ce qui est à Bourisp, n’en déplaisent à certains commentaires.

C’est bien cet arrêt qui insère la prise en compte de la clause exorbitante du droit commun dans la qualification du contrat passé entre deux personnes publiques, après avoir rappelé le dispositif prévu par l’arrêt UAP, c’est à dire la présomption d’administrativité du contrat et son caractère réfragable.

Mais l’arrêt Bourisp ne semble être qu’une étape dans cette problématique de la qualification du contrat passé entre deux personnes publiques depuis, notamment, l’arrêt du Conseil d’Etat du 1er mars 2000 « Commune de Morestel »[7].

On lit en effet que la Haute Assemblée relève à propos d’un contrat passé entre deux personnes publiques « qu’il n’a pas pour objet l’exécution d’une mission de service public incombant à l’une ou l’autre de ses parties ; qu’il ne comporte aucune clause exorbitante du droit commun ; que ce contrat, passé notamment entre deux personnes publiques, ne fait par suite, nonobstant la circonstance qu’il a été conclu dans le cadre de la procédure de ‘’grands travaux d’aménagement du territoire’’, naître entre ses parties que des rapports de droit privé et n’a pas le caractère d’un contrat administratif. »

On note un glissement très intéressant : dans l’arrêt Bourisp, le juge administratif commence par rappeler le dispositif UAP et termine par la clause exorbitante du droit commun. Dans l’arrêt Commune de Morestel, le juge administratif rappelle les critères alternatifs du contrat pour finir avec le dispositif UAP.

Faut-il conclure de cela que le juge administratif est en train de changer la hiérarchie des critères de qualification du contrat entre personnes publiques et que les critères tirés de l’arrêt UAP sont en déclin ?

Dans l’arrêt Bourisp, le juge administratif citait les critères de l’arrêt UAP avant les critères alternatifs. Pourtant, c’est bien sur le fondement de la clause exorbitante du droit commun que le contrat, en l’espèce, fut qualifié de contrat administratif.

Dans l’arrêt Commune de Morestel, le juge administratif présentait les critères alternatifs du contrat avant ceux tirés de l’arrêt UAP. Le contrat, en l’espèce, a été qualifié de contrat de droit privé car il ne faisait naître que des rapports de droit privé entre les parties. Mais il est clair qu’en cas d’identification d’une clause exorbitante du droit commun ou d’exécution du service public, ce contrat aurait été qualifié de contrat administratif.

La logique est donc renversée.

Avec l’arrêt Bourisp, on recherche d’abord si la présomption d’administrativité du contrat n’est pas renversée par l’existence de rapports de droit privé entre les parties. On regarde ensuite s’il n’y a pas de clause exorbitante du droit commun. Le raisonnement du Conseil d’Etat est très clair à cet égard.

Avec la jurisprudence Commune de Morestel, on recherche en premier lieu si le contrat ne contient pas une clause exorbitante du droit commun ou ne vise pas l’exécution du service public. Si ce n’est pas le cas, alors on regarde la nature des rapports naissant du contrat pour qualifier ce dernier. Le critère organique semble totalement évanescent et la question des rapports naissant du contrat subsidiaires par rapport aux critères alternatifs du contrat. L’existence d’une clause exorbitante du droit commun ou de l’exécution d’une mission de service public suffirait à qualifier le contrat de contrat administratif.

Faut-il penser que le juge administratif prépare un revirement de jurisprudence qui verrait l’abandon de l’arrêt UAP pour un retour plein et entier à la jurisprudence Sarlat ?

Sans doute ne faut-il pas tirer de conclusions trop hâtives. La seule conviction qui ressort de cette modeste étude est que l’arrêt Bureau d’aide sociale de Blénod les Pont à Mousson est largement surestimée par certains. Pour le reste, l’urgence est à l’attente, comme tout commentateur fatigué le proclame au terme de ses quelques lignes…

Fouad Eddazi
Allocataire de recherche, chargé d’enseignement à la Faculté de droit d’Orléans

[1] Chapus (R) : Droit administratif général, tome 1, Montchrestien, 15e édition, p. 547
[2] Recueil, p. 123
[3] COLLY (F) : Commentaire de l’arrêt du Conseil d’Etat le11 mai 1990 « Bureau d’aide sociale de Blénod les Ponts-à-Mousson », AJDA 1990, p. 614
[4] LLORENS (F) : Commentaire de l’arrêt du Conseil d’Etat le11 mai 1990 « Bureau d’aide sociale de Blénod les Ponts-à-Mousson », CJEG, 1991, p. 279
[5] Conclusions Hubert sous l’arrêt du Conseil d’Etat du 11 mai 1990 « Bureau d’aide sociale de Blénod les Ponts-à-Mousson », CJEG, octobre 1990, p. 347
[6] Rec., p. 49
[7] CJEG 2000, p. 191, conclusions G. Goulard et note de P. Sablière